Le Parlement est sur le point d’adopter la législation d’application de l’article 121a de la Constitution, introduit par l’initiative dite « contre l’immigration de masse ».
Partant d’une situation très complexe, la solution retenue me parait juste et équilibrée. Rappelons ici brièvement son contenu. Afin d’utiliser au mieux le potentiel de la main d’œuvre locale, la Confédération prend des mesures, par exemple dans le domaine de la formation ou de la compatibilité entre la vie familiale et professionnelle. Dans les régions, les domaines d’activité ou les professions qui connaissent un chômage plus élevé que la moyenne, les entreprises peuvent être obligées d’annoncer les postes vacants aux offices régionaux placements. Dans un premier temps, l’accès à ces offres est réservé aux personnes qui sont inscrites aux offices régionaux placements (ORP), qu’elles soient de nationalité suisse ou européenne. Les ORP soumettent ensuite des candidatures aux entreprises, qui doivent inviter les profils adéquats. Il s’agit donc, dans les faits, d’une priorité accordée aux chômeurs inscrits dans un ORP suisse.
Ce dispositif concrétise le volet de la « préférence nationale » prévue dans le texte de l’article 121a, avec une nuance pour ne pas entrer en collision avec les accords bilatéraux : la préférence est basée sur le lieu et non sur la nationalité.
Une mise en œuvre partielle
La solution élaborée par Parlement constitue une mise en œuvre partielle. Elle est utile. Elle sera efficace pour donner une vraie chance aux personnes qui n’arrivent plus à décrocher des entretiens d’embauche. Un système analogue pratiqué par le service public et parapublic du canton de Genève conduit à un taux élevé d’engagement des personnes suggérées par les ORP : 60 à 70% des postes concernés sont ainsi repourvus. Et chaque fois qu’une personne établie en Suisse trouve un emploi, on évite de faire appel à des ressources extérieures. Ce mécanisme va donc exactement dans le sens des initiants, d’autant plus que les branches où il y a le plus d’immigration sont souvent celles où il y a le plus de chômage (construction, hôtellerie-gastronomie).
La loi adoptée ne prévoit en revanche pas de contingents et de plafond pour les ressortissants de l’Union européenne, alors que ceux-ci sont mentionnés à l’article constitutionnel 121a. Deux raisons motivent ce choix. La première, de moindre importance, tient au fait que l’initiative elle-même prévoyait de tenir compte des intérêts de l’économie. Or, la bureaucratie des contingents et des plafonds, telle que nous la connaissions à l’époque du statut de saisonnier, n’est vraiment pas favorable à l’économie. Pour preuve, mon homologue Adrien Amstutz a obligé le Conseiller national Jean-Luc Addor à retirer sa proposition de minorité en faveur de contingents chiffrés. On voit donc que l’enthousiasme de l’UDC pour un tel instrument est plus que limité. On observa aussi que les contingents n’améliorent en rien les conditions de travail. L’expérience des saisonniers montre au contraire clairement un effet négatif.
Par ailleurs, s’agissant des intérêts de l’économie, il faut souligner ici l’ardeur avec laquelle l’UDC défend la RIE III, dont les cadeaux fiscaux insensés ont pour objectif revendiqué d’attirer en Suisse de nouvelles entreprises, avec pour effet immanquable de maintenir une immigration forte, voire de l’augmenter. Le dumping fiscal, pour augmenter l’attractivité du pays, entre en contradiction directe avec la prétendue volonté de réduire l’immigration.
Toutefois, la principale raison pour laquelle nous avons renoncé à inscrire des contingents et de plafonds dans la loi est d’une autre nature : un tel dispositif serait en contradiction totale avec les accords bilatéraux. Aussi longtemps que nous ne les avons pas dénoncés, nous devons les appliquer, selon l’article 5 de la Constitution, qui prévoit que « la Confédération et les cantons respectent le droit international », soit l’adage « pacta sunt servanda ». En cas de contradiction entre les accords internationaux ratifiés par la Suisse et une loi fédérale, ce sont les accords qui s’appliquent, comme l’a confirmé à plusieurs reprises le Tribunal fédéral. Concrètement, une entreprise qui voudrait engager un européen et qui se verrait refuser un permis de travail en raison de l’épuisement des contingents pourrait faire recours. Selon toute vraisemblance, elle gagnerait son recours, parce que le Tribunal fédéral appliquerait le droit supérieur.
D’ailleurs, si le Parlement n’avait pas adopté de législation d’application de l’initiative, le même problème se poserait pour les ordonnances que le Conseil fédéral devrait alors prendre en vertu de la disposition transitoire de l’initiative. Le Tribunal fédéral casserait vraisemblablement aussi des décisions individuelles de refus fondées sur les contingents décrétés par une ordonnance.
Ainsi, on voit qu’il n’est pas impossible d’introduire des contingents et des plafonds, mais que si on entend le faire, il faut d’abord dénoncer les accords bilatéraux. Ou éventuellement les renégocier de façon à lever la contradiction. Le Conseil fédéral a tenté l’exercice d’adaptation, mais s’est heurté à un refus très clair de la part de l’Union européenne et des Etats membres.
Le Parlement aurait pu dénoncer les accords bilatéraux.
Naturellement, le Parlement aurait pu décider de dénoncer la libre circulation des personnes, ce qui, en vertu de la clause guillotine, aurait entraîné la chute des sept premiers accords bilatéraux, et vraisemblablement aussi de celui de Schengen. La décision prise par le Parlement, à savoir de protéger les accords bilatéraux, est absolument juste à mes yeux pour les sept raisons suivantes.
Premièrement, l’initiative « contre l’immigration de masse » n’exigeait pas la dénonciation de ces accords, mais seulement leur renégociation, ce qui implique logiquement d’en maintenir l’existence.
Deuxièmement, durant la campagne de votation qui a précédé le 9 février 2014, l’UDC a répété sans cesse que son initiative ne compromettait pas l’existence des accords bilatéraux. Si l’UDC avait affirmé que son initiative impliquait d’y renoncer, celle-ci aurait vraisemblablement été refusée.
Troisièmement, le peuple a manifesté à plusieurs reprises son attachement à l’existence et au développement des accords bilatéraux. Tant par les scrutins qui se sont déroulés avant le 9 février, que dans plusieurs sondages qui sont intervenus après la votation, pour connaître les intentions réelles des citoyens. Au vu de l’ensemble de ces prises de position, dénoncer les accords bilatéraux pour appliquer les contingents aurait constitué une violation de la volonté populaire, qui n’est jamais constituée d’un seul événement ponctuel, mais d’une orientation globale et répétée.
Quatrièmement, la construction des accords bilatéraux actuels est extrêmement favorable à la Suisse. Il est douteux qu’une nouvelle négociation après dénonciation aboutisse à de meilleurs résultats, surtout dans un contexte international extrêmement difficile consécutif au Brexit.
Cinquièmement, la Constitution de la Confédération Suisse n’est pas uniquement constituée de l’article 121a. Au contraire, de nombreuses autres dispositions exigent une collaboration très étroite avec l’Europe : on pense par exemple aux articles 54 (affaires étrangères),64 (recherche), 94 (principes de l’ordre économique) et 101 (politique économique extérieure). La votation du 9 février 2014 n’a pas effacé le reste de la Constitution.
Sixièmement, l’existence de la plupart des mesures d’accompagnement sur le marché du travail dépend juridiquement du maintien des accords bilatéraux. En cas de chute, ces protections disparaîtraient, ce qui conduirait à un affaiblissement massif du dispositif antidumping. Une telle suppression conduirait à une aggravation des conditions de travail des nombreux groupes professionnels les plus exposés au dumping salarial. L’initiative a justement été acceptée avec comme argument central la protection de ces catégories de salariés (ce qui à mon avis était un mensonge).
Septièmement, si le Parlement avait opté pour la dénonciation brutale des accords bilatéraux, il aurait pu être accusé à juste titre de renoncer à ses marge de manœuvre, pour pratiquer la politique du pire, quitte à nuire aux intérêts supérieurs du pays.
L’UDC peut demander explicitement la dénonciation des accords bilatéraux.
Si l’objectif de l’UDC consiste à résilier les accords bilatéraux, ce qui est son droit le plus strict, elle peut lancer une initiative populaire dans ce sens. Mais son texte devra être explicite et non pas formulé de façon indirecte, confuse et contradictoire comme celui du 9 février 2014. La votation populaire portera alors sur le renoncement ou le maintien des accords bilatéraux. Poser une question claire constitue la prémisse indispensable au bon fonctionnement de la démocratie directe (voir le post-scriptum).
Dans l’immédiat, si l’UDC conteste la mise en œuvre pragmatique adoptée par le Parlement, elle a la possibilité de lancer le référendum. Un rejet de la loi en votation populaire conduirait automatiquement à l’adoption de contingents et de plafonds dans l’ordonnance qui suivrait. Avec le probabilité très élevée d’échec au Tribunal fédéral dans des cas concrets d’application. A nouveau, l’erreur de conception fondamentale de l’initiative de l’UDC est évidente: pour introduire des contingents et des plafonds, il fallait explicitement prévoir la dénonciation des accords bilatéraux. Mais l’UDC savait bien qu’une telle démarche n’aurait eu quasiment aucune chance en votation populaire.
Du point de vue du Parti socialiste, mais plus encore de l’intérêt du pays, le résultat est bon. Les accords bilatéraux sont préservés pour l’instant, ce qui permet de ratifier l’accord avec la Croatie et de sauvegarder Horizon 2020. De plus, le dispositif des mesures d’accompagnement est maintenu, avec un réel effort pour mobiliser la main d’œuvre locale. Enfin, le renforcement du rôle des ORP permet d’aider concrètement les chômeurs en leur donnant un avantage concurrentiel. Il s’agit là clairement d’un progrès social, spécialement pour les plus âgés d’entre eux, qui ont beaucoup de peine à décrocher des entretiens d’embauche.
Si d’aventure la majorité du Parlement avait choisi la stratégie inverse, c’est-à-dire décidé de dénoncer les accords bilatéraux pour instaurer des contingents et les plafonds, de faire tomber les mesures d’accompagnement et d’isoler la Suisse, nous aurions alors lancé le référendum pour sauvegarder les relations avec l’Europe.
Au final, et c’est un véritable exploit, la loi rédigée par le Parlement produira des effets certes limités mais bénéfiques, sans entraîner de catastrophe, ni d’effets pervers. Le Parlement s’est donc montré à la hauteur de la situation, sachant combien il est difficile de produire des politiques contructives à partir d’intentions aussi confuses que perverses.
Post-Scriptum :
Sous l’impulsion de mauvais juristes et de conseillers en communication vicieux, l’UDC a lancé une nouvelle initiative populaire intitulée « Le droit suisse au lieu de juges étrangers (initiative pour l’autodétermination) ». L’UDC laisse entendre que si cette initiative est acceptée, il sera alors possible d’introduire les contingents voulus par son initiative précédente. Mais on peut en douter, vu que la nouvelle initiative prévoit la formulation suivante : « Le Tribunal fédéral et les autres autorités sont tenus d’appliquer les lois fédérales et les traités internationaux dont l’arrêté d’approbation a été sujet ou soumis au référendum.
Comme la plupart des accords bilatéraux avec l’Union européenne étaient non seulement soumis au référendum facultatif (et que celui-ci a été activé), il paraît difficile d’affirmer qu’une acceptation de la nouvelle initiative permettrait d’instaurer des contingents au détriment du respect des accords bilatéraux. On voit donc que, si le but de l’UDC est de résilier les bilatérales, elle doit cesser d’avancer masquée et impérativement lancer une initiative de résiliation clairement formulée