Covid-19: Le destin commun de la santé et de l’économie

28.4.2020  Télécharger le PDF   Aller à table des matières

Résumé

Après que la Suisse a été violemment touchée par l’épidémie, la Conseil fédéral a réagi très fermement, dans une situation d’urgence et d’incertitude. Les mesures sanitaires ont permis de diviser par cinq le nombre de nouveaux cas journaliers de COVID, et le gouvernement n’a pas lésiné sur le soutien à l’économie. Suite à ce succès, certains milieux préconisent avec véhémence de relâcher immédiatement les efforts, en se contentant de résultat actuel. Il s’en suit de vives controverses politiques.

A partir du moment où il devient réaliste d’étouffer encore davantage l’épidémie, cette option devient clairement la plus intéressante, non seulement au plan sanitaire, mais aussi au plan économique et sur celui des libertés. Dans ce contexte, on s’aperçoit que la tentative de construire une opposition entre économie et santé relève au mieux d’une perception biaisée de la situation, au pire d’une tentative d’instrumentalisation stérile. En réalité, plus étoufferons de manière fiable et durable l’épidémie, mieux s’en porteront tant la santé que l’économie et les libertés.

 

Table des matières

1       Introduction

2       La stratégie du Conseil fédéral adoptée dans l’incertitude et ses résultats

3       Ce que nous avons appris ensuite

   3.1        Faible degré d’immunisation

   3.2        La mortalité du nouveau coronavius est de 0,5 à 0,6%

   3.3        Fort effet de l’hygiène et de la distanciation sociale sur la contagiosité du virus

   3.4        Chez certains patients, la maladie est vraiment agressive

4       Deux pièces manquantes au puzzle : les séquelles durables et la force de l’immunité

5       Fallait-il tenter la stratégie du laisser-faire jusqu’à  l’immunité de groupe ?

6       Faut-il se contenter « d’aplatir le pic et d’étaler la courbe » ?

7       Faut-il chercher à étouffer l’épidémie ?

   7.1        En quoi consiste cette stratégie ?

   7.2        Il vaut la peine de tenter l’étouffement

   7.3        L’indispensable coordination avec les pays voisins

8       Poser les bases socio-économique du succès pour la suite

9       Conclusion : l’opposition entre santé et économie est artificielle

 

1           Introduction

Le propre de l’arrivée brutale d’un virus inconnu est de prendre tout le monde au dépourvu. Qu’il s’agisse de la nature du Covid-19 ou de la manière de le combattre, tous les Etats se sont retrouvés dans l’ignorance. Tous ont dû improviser, en tentant de mettre en place les meilleures stratégies possibles ou, en tout cas, en évitant les pires.

La Suisse a été l’un des premiers pays très fortement frappés en Europe. Les deux ou trois semaines de retard sur l’Italie nous ont permis de nous préparer et de mieux comprendre ce qui pourrait arriver. En revanche, la fiabilité variable des informations venues de Chine n’a pas toujours facilité la compréhension. L’incertitude était énorme. Par exemple, il n’existait aucune estimation fiable de la létalité du virus[1].

Aujourd’hui, nous disposons d’un peu de visibilité et de distance qui nous permettent de réfléchir. Nous sommes nous précipités dans l’erreur ? Ou bien avons-nous pris le bon chemin ? Et comment continuer ? Ces questions sont légitimes. Elle le sont d’autant plus que le dommage économique créé par la pandémie est considérable, nécessitant un énorme effort collectif pour le compenser.

Les critiques faites ces dernières semaines au Conseil fédéral ont eu pour effet de fragiliser – à mon avis sans grande utilité – le volet sanitaire du dossier. Mais au vu des informations dont nous disposons désormais, il est possible d’analyser la situation avec un regard politique. C’est l’objectif de ce texte, qui se termine par une mise en perspective complétant les propositions économiques du PS suisse du 17 avril 2020[2].

Cette contribution au débat ne prétend pas traiter de manière exhaustive des problématiques très complexes où règnent encore beaucoup d’incertitudes, notamment au plan scientifique. Elle tente plus modestement de faire le point sur les choix que la Suisse a opérés et doit encore opérer. Autrement dit, elle reflète mon regard de responsable politique confronté à une crise douloureuse et complexe.

2           La stratégie du Conseil fédéral adoptée dans l’incertitude et ses résultats

Rappelons-nous la situation entre fin février et début mars. L’épidémie commence d’exploser en Suisse, suivant une courbe exponentielle semblable à celles des manuels de mathématiques. La vitesse de diffusion du virus est spectaculaire. En l’absence de vaccin et de médicament, il y a avait de bonnes raisons de craindre un scénario catastrophe comme en Italie du nord, avec beaucoup de décès, y compris dans le personnel hospitalier, et des patients que l’on laisse mourir faute d’équipement dans les hôpitaux. Dans certains foyers de la maladie, 2% de la population est décédée[3]. Le 9 mars, le gouvernement italien impose un lock-down national sur le modèle testé par la Chine à Wuhan.

Fin février, le Conseil fédéral prend, avant les autres pays voisins, la première mesure contraignante : il interdit les grandes manifestations, suscitant la surprise et diverses protestations. Pas à pas, il renforce les mesures jusqu’au 16 mars, avec la fermeture de tous les commerces non indispensables. A ce moment-là, le nombre quotidien de nouvelles infections s’approche des 1000 et continue de croître.

A chaque étape, le Conseil fédéral explique que l’objectif est de ralentir fortement l’épidémie pour éviter l’engorgement du système de santé. Par contre, le gouvernement ne formule pas l’espoir d’arrêter complètement l’épidémie. On craint que, la quasi-totalité de la population ne se fasse progressivement contaminer.   L’objectif de ralentissement semble déjà très difficile à atteindre, raison pour laquelle le Conseil fédéral, avec les cantons, mobilise et renforce l’ensemble de l’appareil hospitalier pour faire face à la vague.

Comme le Conseil fédéral avait bien expliqué l’importance de la distanciation sociale et la finalité des mesures, la population respecte bien les consignes. Alors que durant la semaine du 23 mars, le nombre de nouveaux cas quotidien dépasse 1000, avec un pic à 1500, le chiffre redescend à moins de 300 cas aujourd’hui, et la descente entamée semble se poursuivre.

Cette stratégie a donc rapidement atteint l’objectif formulé, à savoir éviter l’engorgement des hôpitaux. Après un pic à près de 300 personnes sous respirateur, en dessous des capacités des hôpitaux, leur nombre redescend nettement. Le nombre de décès est certes élevé, mais largement plus bas que ce que l’on a pu craindre sur la base de la tragédie survenue en Lombardie ou des modèles mathématiques. Ainsi, il n’y a heureusement pas eu de décès dus au manque de lits en soins intensifs.

La stratégie du Conseil fédéral me semble donc constituer un succès. La Suisse dépasse l’objectif énoncé initialement, puisqu’elle ne se contente pas de stabiliser l’épidémie à un niveau supportable, mais en réduit massivement l’ampleur. Ce succès ouvre la perspective d’un étouffement quasi complet de l’épidémie.

Paradoxalement, le fait d’avoir dépassé l’objectif initial déclenche un débat politique: en a-t-on trop fait ? Ne faudrait-il pas laisser malgré tout l’épidémie traverser la population pour atteindre une immunité de groupe, comme le préconise par exemple « Inside-corona.ch » ? Faut-il fortement relâcher l’effort ? La restriction des libertés n’a-t-elle pas trop duré ?

A ce stade et pour éviter tout malentendu, je souligne un point important : constater le succès de la stratégie du Conseil fédéral au cours des dernières semaines ne dispense nullement de conduire une analyse sérieuse des déficits de préparation de la Suisse, par exemple en matière d’équipement. Ni de tirer des enseignement pour de futures épidémies, par exemple s’agissant de l’échec initial du traçage des chaines d’infection, comme dans presque tous les pays. Ces réflexions devront être conduites, mais là n’est pas mon propos.

3           Ce que nous avons appris ensuite.

Avant de discuter des critiques, des stratégies alternatives et des perspectives, il convient de mettre en évidence quelques nouvelles informations décisives dont nous ne disposions pas début mars.

3.1         Faible degré d’immunisation

Selon les premiers résultats de l’étude genevoise de sérologie[4],  5,5% des genevois testés entre le 14 et le 17 avril avaient des anticorps contre le virus du  Covid-19. Dès lors qu’il faut environ trois semaines pour que le corps produise les anticorps « anti-SARS-CoV-2 IgG », il s’agit de personnes qui ont été infectées jusqu’au 25 ou 26 mars environ. Comme on était alors à la moitié de la première vague de l’épidémie, on peut s’attendre au terme de son passage, c’est-à-dire dans quelques semaines, à une immunité globale qui ne dépassera guère les 10%.

Dans les fait, on est donc pour l’instant très loin d’une immunité de groupe. D’autres études, notamment en France, confirment cette évaluation.

3.2         La mortalité du nouveau coronavirus est de 0,5 à 0,6%

L’étude genevoise de sérologie extrapole ses résultats en estimant que 27’000 habitants seraient immunisés. Or, au 22 avril 2020, Genève comptait 205 décès. Si l’on admet que sur ce total 170 malades avaient été contaminés avant le 25 ou 26 mars, on obtient une mortalité d’environ 0,6% des personnes infectées avant cette date (170/27000), et ceci en l’absence de surcharge des hôpitaux.

Cette estimation confirme ce qui a été calculé sur la population du paquebot « Princess diamond » : les chercheurs de l’Institut Pasteur estiment que 0,53% des personnes contaminées décèdent[5]. Il est très significatif que les deux méthodes (décès/sérologie positifs et décès/tests systématiques du virus) arrivent au même résultat.

A noter que sur la base de tests sérologique, le gouverneur de l’Etat de New-York a lui aussi articulé un taux de mortalité de 0,5%[6]. Dans une remarquable interview sur la TV autrichienne[7], le  Professeur Christian Drosten, la chiffre « entre 0,5% et 1%, soit 10 à 20 fois plus que la grippe saisonnière ».

3.3         Fort effet de l’hygiène et de la distanciation sociale sur la contagiosité du virus

Rétrospectivement, l’ETH a calculé que le facteur de contagion, c’est-à-dire le nombre de personnes contaminées en moyenne par chaque malade, a déjà nettement baissé avec les première mesures, c’est-à-dire les recommandations d’hygiène, le « social distancing » et l’interdiction des grandes et moyennes manifestations[8]. A la base, ce facteur est de 3 pour ce coronavirus. Vers mi-mars, il descend à 1, ce qui signifie que la contagion se stabilise (ce qui ne se voit qu’une semaine plus tard dans les tests, car il se passe quelques jours entre la contagion et l’apparition de symptômes incitant à se faire tester).

C’est évidemment une bonne nouvelle : si les habitants respectent les simples règles d’hygiène et la distanciation sociale, le virus n’est plus hyper-contagieux, mais seulement contagieux.

3.4         Chez certains patients, la maladie est vraiment agressive

Si la part des moins de 75 ans sur la totalité des décès est faible, 42 % des personnes aux soins intensifs dans le canton de Vaud avaient toutefois moins de 65 ans[9]. On est loin de la grippette «qui se soigne au dafalgan » ou de la maladie qui ne concerne que les plus âgés d’entre nous.  De plus, les personnes qui ont des symptômes sévères ou doivent se faire hospitaliser mettent souvent de longues semaines à se remettre de la maladie.

4           Deux pièces manquantes au puzzle : les séquelles durables et la force de l’immunité

A ce stade, deux informations décisives nous manquent encore, faute de recul.

Premièrement, nous ne savons pas encore si le Covid-19 laisse des séquelles plus ou moins définitives sur les personnes concernée. Mais il n’est pas possible de l’exclure, vu la violence de la maladie. En tout cas, nous savons déjà que beaucoup d’autres organes que les poumons peuvent être affectés, notamment le cœur et le cerveau.

En outre, la durée et la solidité de l’immunité après avoir subi la maladie ne sont pas encore claires. Certes, il semble qu’à court terme la grande majorité des personnes ne retombe pas malade. Mais la proportion des personnes réellement protégées n’est pas connue. Et bien évidement, cinq mois après l’apparition des premiers cas en Chine, nous ignorons la durée de l’immunité : se compte-elle en mois, en années, en décennies ?

Ces incertitudes pèseront donc sur les prochaines options stratégiques.

5           Fallait-il tenter la stratégie du laisser-faire jusqu’à  l’immunité de groupe ?

Au début de l’épidémie, certains gouvernements, au premier rang desquels celui Boris Johnson au Royaume-Uni, avaient préconisé de laisser l’épidémie traverser librement la population pour atteindre l’immunité de groupe. Cette stratégie était aussi envisagée par des spécialistes autrement plus sérieux que le fantasque premier ministre britannique.

Dans un tel scénario, le facteur de contamination ne serait pas demeuré au niveau initial de 3, malgré l’inaction gouvernementale. En effet, la population est intelligente. Prudente, elle s’informe et s’adapte partiellement d’elle-même aux circonstances. Constatant l’hécatombe, elle aurait à coup sûr adopté une certaine distanciation sociale et renforcé son hygiène.  Adoptés sur la durée, ces comportements auraient fait chuter le facteur de contamination. Si au lieu de 3, ce dernier n’est que de 1,5 sur la durée, l’immunité de groupe est théoriquement atteinte lorsque 35 % à 40% de la population est contaminées. A noter que ce chiffre reste théorique, car si la vigilance venait à se relâcher au fil du temps, c’est un taux de contamination de 60%  ou 70% qu’il faudrait alors atteindre.

Quoi qu’il en soit, avec cette stratégie du laisser-faire jusqu’à l’immunité de groupe, on aurait donc eu au moins  3 millions de cas en Suisse, et au minimum 15’000 personnes seraient décédées avant l’arrêt naturel de l’épidémie, ceci en l’absence de surcharge des hôpitaux ou de relâchement de l’attention. Toutefois, comme cette option aurait inévitablement produit un pic épidémique, les hôpitaux auraient été temporairement surchargés de manière massive. Avec pour conséquence de nombreux décès supplémentaires évitables, s’ajoutant aux 15’000 décès inévitables, malgré des soins adéquats. Beaucoup de malades de moins de 65 ans n’auraient pas pu être placés sous respirateurs et seraient décédés. Dans un interview, le prof. Althaus, de Berne, n’excluait pas un total final de 30’000 morts en additionnant la mortalité intrinsèque et celle due à l’engorgement[10].

Outre le tribu humain très élevé, y compris chez des personnes qui avaient encore de belles années devant elles, deux autres problèmes affaiblissent encore les arguments en faveur de la stratégie du laisser-faire jusqu’à l’immunité de groupe :

  • Premièrement, rien ne prouve que l’immunité de groupe soit durable. Dans deux ans, on constatera peut être que les personnes qui avaient été contaminées perdent leur immunité, et que, par conséquent, l’immunité collective n’est jamais atteignable. La maladie devient alors endémique.
  • Deuxièmement, vu la méchanceté de la maladie, il n’est pas exclu qu’elle laisse des séquelles durables chez les dizaines de milliers de personnes qui, dans une autre stratégie, n’auraient pas contracté la maladie.

Cynique, cette stratégie du laisser-faire jusqu’à l’immunité de groupe est indéfendable ! Dans une démocratie, l’abandon de la population aux caprices mortels d’un virus est au demeurant intenable. Il est ainsi très frappant que Boris Johnson ait été contraint de corriger brutalement le tir et d’adopter un « lock-down » radical sur le modèle français, et ceci avant de tomber lui-même malade.

6           Faut-il se contenter « d’aplatir le pic et d’étaler la courbe » ?

Si la stratégie du « laisser-faire jusqu’à l’immunité de groupe » n’est pas concevable, fallait-il se contenter de ramener l’épidémie à une ampleur supportable, puis de la stabiliser, par exemple à 500 ou 1000 nouveaux cas testés chaque jour, de manière à éviter uniquement la surcharge des hôpitaux? Cette question sous-tend le débat politique actuel sur l’anticipation et l’accélération du déconfinement.

Comme l’a bien expliqué Angela Merkel dans une remarquable séquence vidéo[11], les lois de l’exponentiel font que le moindre accroissement du chiffre de contamination peut faire réexploser l’épidémie. Il est donc très difficile de tenir un chemin de crête stable. Cela suppose de pouvoir « piloter » avec une grande précision la vitesse à laquelle l’épidémie traverse la population… Or une épidémie ne se contrôle pas grâce à une manette comme le moteur d’un bateau. Il n’est pas du tout sûr que le maintien sur un chemin de crête soit possible sans imposer plusieurs fois un demi lock-down temporaire.

Mathématiquement,  une « stabilisation » à 1000 personnes nouvellement testées positives chaque jour implique que l’épidémie dure une année à force constante avant de s’arrêter peu à peu parce que l’immunité de groupe est atteinte[12]. Et si la stabilisation est à 500 cas par jour, l’épidémie dure alors deux  ans.

Cela signifie qu’il faudrait tenir une année avec des restrictions pour l’économie et les libertés individuelles, qui seraient cependant moins fortes qu’aujourd’hui. Or, comme nous ne savons pas encore précisément quelle mesure a eu quel effet[13], nous ne pouvons que faire des suppositions sur les restrictions plus modérées qui seraient à la fois nécessaires et suffisantes dans la durée: pourrions-nous par exemple tout rouvrir sauf les bars, les restaurants et les cinémas ? Quelles décisions prendre s’agissant des grands événement ou des hautes écoles ?

Cette stratégie n’est donc de loin pas indolore sur le plan économique puisqu’elle exige des restrictions substantielles pendant un an ou deux. Mais surtout, elle présente certains problèmes similaires à ceux de la stratégie du laisser-faire :

  • Au moins 15’000 décès inévitables, à moins que dans l’année, le traitement de la maladie fasse d’importants progrès, ce qui n’est heureusement pas exclu.
  • Des éventuelles séquelles durables chez de nombreux patients.
  • Le risque que le processus ne s’arrête jamais, si par malheur l’immunité ne devait durer que quelques mois. En effet, cette stratégie mise aussi implicitement sur l’immunité de groupe, seule possibilité de voir de l’épidémie s’arrêter d’elle-même, tant qu’un vaccin n’existe pas.

En réalité,  à partir du moment où il paraît non seulement possible de freiner l’épidémie, mais de la réduire assez rapidement quasiment à zéro, la stratégie consistant à se contenter « d’aplatir et étaler le pic » n’est plus très séduisante. A contrario, celle consistant à étouffer tout redémarrage de l’épidémie après l’avoir drastiquement affaiblie gagne en attrait.

Sur la base des succès récents, cette nouvelle option devient possible. Voyons ce qu’elle implique.

7           Faut-il chercher à étouffer l’épidémie ?

Cette stratégie avait été préconisée par de nombreux spécialistes au début de l’épidémie, mais elle semblait alors complètement irréaliste au vu de l’augmentation très rapide des cas.

7.1         En quoi consiste cette stratégie ?

La stratégie consiste à tester tous les personnes au moindre symptôme et à mettre en quarantaine les personnes dont on peut craindre qu’elles soient contaminées, ceci pour le temps de l’incubation. Et bien entendu, comme aujourd’hui, à isoler au mieux les malades. Ainsi, dès qu’un individu est contaminé ou fortement susceptible de l’être, il convient d’avertir toutes les personnes avec qui il a été en contact. Pour des raisons pratiques, cela n’est possible que si le nombre de cas à suivre reste faible. En effet, le nombre de contacts d’une personne contaminée qu’il faut prévenir rapidement peut facilement s’élever à cinquante ou cents.

D’après l’OSFP, il importe tout d’abord de réduire l’épidémie à 100 cas par jour pour pouvoir vraiment suivre toutes les situations et éviter tout redémarrage insidieux. Bien évidemment, moins il y a de cas à gérer, plus le suivi sera fiable. Ainsi, en réduisant encore significativement le nombre de contaminations au cours des prochaines semaines, la Suisse posera les base du succès de cette gestion vigilante. Actuellement, l’OFSP et les cantons préparent cette nouvelle stratégie[14],  en préconisant de tester au moindre symptôme et en renforçant les capacités de suivi des cas. A noter qu’il ne s’agit pas de faire complètement disparaitre la maladie, ce qui parait, à ce stade loin d’être possible.

Vu que cette stratégie avait dû être abandonnée début mars en raison de l’ampleur de la vague et de l’impossibilité de suivre chaque cas, il subsiste des doutes sur sa faisabilité. Il faut noter que  la présence de nombreux porteurs asymptomatiques ou de malades qui pensaient avoir la grippe avait passablement brouillé les cartes.  Avec le succès des mesures actuelles et la meilleure compréhension du Covid-19, cette façon de procéder redevient envisageable, d’autant plus que la capacité à tester des éventuels malades a énormément augmenté. La réussite n’est évidemment pas garantie, mais les nouvelles connaissances et surtout l’expérience de la population durant le premier pic épidémique augmentent les chances de succès : les habitants seront motivés à coopérer pour éviter une nouvelle vague d’épidémie.

7.2         Il vaut la peine de tenter l’étouffement

En fait, il n’existe aucun inconvénient à s’engager dans cette voie. Le pire qui puisse arriver est qu’elle  ne donne pas les résultats escomptés et qu’on assiste à une réémergence d’une vague épidémique. On se retrouverait alors contraint de revenir à l’option « aplatir le pic et étaler la courbe ».

Par contre, si cette stratégie d’étouffement s’avère efficace, le coût humain sera bien inférieur. En admettant que le total des décès s’élève à 2000 pour cette première vague, la Suisse sera très loin des 15’000 victimes que l’on pouvait craindre. De surcroît, le nombre de personnes risquant de subir des séquelles se réduit également. Enfin, il n’est plus nécessaire de viser une éventuelle immunité de groupe dont il faut craindre qu’elle soit chimérique. Concrètement, on gagne un temps précieux qui permettra peut-être de trouver des traitements ou des médicaments qui réduisent nettement la mortalité , voire même un vaccin,

Bien mise en œuvre, cette stratégie sert à la fois la population et l’économie. Elle instaure en effet une forme de cercle vertueux. En effet, si le nombre de porteurs contagieux est faible, le risque de contracter la maladie dans un lieu publique devient minime. On pose ainsi les bases d’un retour à la confiance suffisant pour que les habitants osent retourner au restaurant ou au spectacle sans crainte. Comme le souligne le Prof. Drosten dans l’interview citée plus haut, la réduction du facteur de contagion n’est pas le seul élément décisif : la réduction du nombre absolu de cas actifs dans la population réduit la probabilité d’infection, ce qui est particulièrement important pour protéger les hôpitaux et les maisons de retraites.

Plus cette stratégie réussit, moins le risque de devoir maintenir ou réintroduire des mesures contraignantes et arbitraires diminue. Et cette équation est valable pour l’ensemble de la population, qui retrouvera une liberté accrue. On peut imaginer que seuls les grands rassemblements sans possibilité de respecter la distanciation sociale resteront interdits, pour éviter des explosions épidémiques incontrôlables. En effet, si au cours d’un tel évènement, une personne contamine des dizaines d’autres, il devient très difficile de retracer tous les cas et d’éviter un redémarrage du virus.

Si l’affaiblissement de l’épidémie constitue le premier dividende des décisions très fermes prises en mars par le Conseil fédéral, le fait de pouvoir bientôt procéder à ce changement de stratégie représente le second, tout aussi précieux. Après le succès de ces dernières semaines et en parallèle aux préparatifs d’un déconfinement progressif, le moment est probablement venu d’expliquer clairement que l’objectif a changé : les mesures ne visent plus seulement à «étaler le pic», mais bien à «étouffer l’épidémie».   

Dans tous les cas, la pire erreur serait de relâcher l’effort maintenant, au moment où il devient possible de repasser sous la barre des 100 nouvelles infections par jour. Cela gâcherait tout le travail accompli, avec pour conséquence le rétablissement inéluctable des mesures de semi lock-down. Il est donc réjouissant que le Conseil fédéral n’ait pas cédé au feu nourri du lobbying idiot effectué depuis deux semaines par des affairistes dont la myopie le dispute à la bêtise : par impatience, ces milieux nous font courir le risque d’une grosse rechute dont, par ailleurs, leurs affaires seraient les premières victimes. Il est toutefois regrettable qu’ils puissent compter sur l’aide complaisante de l’UDC et de certains représentants du PLR. C’est d’ailleurs à se demander s’il ne s’agit pas de gesticulations faites uniquement pour permettre à leurs auteurs d’exister.

7.3         L’indispensable coordination avec les pays voisins

Tous nos voisins ont indiqué, chacun à leur façon, vouloir réduire suffisamment l’épidémie pour parvenir à l’étouffer. La Suisse étant étroitement liée aux pays qui l’entourent, il conviendra de se coordonner de manière adéquate. Pour l’instant, seules l’Autriche et l’Allemagne s’approchent d’un étouffement de l’épidémie. Concernant l’Italie et la France, plusieurs semaines seront encore nécessaires avant d’y parvenir.

Quel que ce soit le timing, on ne voit pas très bien comment la Suisse pourrait suivre une stratégie très différente de celle de ses voisins. Faute de quoi elle serait alors considérée comme un dangereux foyer épidémique. Ce serait d’autant plus délicat que le virus se joue des frontières. On l’a bien vu au début de l’épidémie : aucune douane n’a pu empêcher la diffusion du virus. Pour autant, cela ne signifie pas que les restrictions temporaires du passage des frontières étaient absurdes. Elles ont permis de ralentir le rythme de la vie sociale, au même titre que les autres mesures, et peut-être aussi de gagner quelques précieux jours pour se préparer à affronter l’épidémie.

8           Poser les bases socio-économique du succès pour la suite

On l’oublie parfois : le succès de la politique sanitaire du Conseil fédéral repose largement sur les mesures économiques prises pour assurer le maintien des emplois, des salaires et des entreprises. Ces soutiens substantiels ont donné confiance à la population, qui a accepté le semi-confinement avec courage et discipline. Sans ces supports économiques, les entreprises et les indépendants auraient été incités à prendre beaucoup de risques pour sauver leurs activités.

N’étant pas médecin, il ne m’appartient pas de préconiser telle ou telle mesure pour la détection et le suivi médical, ni de définir des critères de déclenchement. En revanche, il apparait clairement que garder la confiance de la population constitue un paramètre important pour lancer avec succès la stratégie d’étouffement.

En particulier, si au moindre symptôme, chacun est censé appeler son médecin et se faire tester, la coopération de la population est décisive. Il s’agira peut-être de remettre en cause le vieux bon sens, qui consistait, en cas de soucis grippaux, à prendre un Dafalgan et rester à domicile, ou pire encore, à serrer les dents et se rendre au travail.

Dans ce but et sans entrer dans les détails, les deux principes suivants me paraissent décisifs :

  • La détection et le suivi des cas doit être opéré sous la houlette des autorités médicales adéquates, avec une protection optimum des données et de la sphère privés garantissant le plus possible l’anonymat de toutes les personnes concernées.
  • Les conséquences économiques d’une quarantaine de quelques jours ou d’une isolation de deux semaines doivent être couvertes, pour les salariés comme pour les indépendants. Les employeurs devront se montrer coopératifs, ce qui est d’ailleurs dans leur intérêt : mieux vaut encourager une brève quarantaine que risquer la contamination d’une équipe.

Comme dans la phase d’étalement du pic, la qualité de l’encadrement socio-économique sera décisive pour la réussite des mesures médicales. Une bonne gestion du passage à la stratégie d’étouffement créera les bases du retour à une forme de normalité.

9           Conclusion : l’opposition entre santé et économie est artificielle

Au vu des informations à disposition, la construction d’une opposition entre santé et économie est totalement artificielle. Plus on parvient à étouffer l’épidémie, plus l’économie se portera mieux, puisque les mesures de restriction généralisée seront évitées.

Si l’aberration et l’impraticabilité de l’option du laisser-faire (en allemand « Durchseuchung ») est criante, je comprends que l’on hésite à faire l’effort d’aller jusqu’à l’étouffement.

Toutefois, dès lors qu’un scénario d’étouffement est concevable, se contenter de maintenir pendant un ou deux ans l’épidémie à un « niveau supportable » (500 ou 1000 nouveaux cas par jour) aurait un tribut sanitaire et un coût économique inutilement élevé. En gardant en permanence quelque milliers de personnes contagieuses, le risque d’une grosse deuxième vague devient très fort, surtout si la vigilance des habitants se relâche quelque peu. Cela revient à vivre sous une épée de Damoclès mal attachée.

Dans le scénario de l’étouffement, il ne devrait subsister que quelques centaines de cas actifs, ce qui diminue fortement le risque de contagion et un éventuel redémarrage rapide. Et en cas de réémergence des problèmes, il devient beaucoup plus facile de reprendre le contrôle de la situation. Au pire, des mesures généralisées ne doivent être appliquées que dans des zones limitées. La stratégie de l’étouffement réduit donc massivement l’incertitude, dont l’économie ne manque jamais de rappeler qu’elle est un poison. D’ailleurs, l’apparition d’une deuxième vague suite à un déconfinement mal maitrisé constitue la principale crainte des marchés financiers[15].

Au cours des prochaines semaine, chaque branche économique cherchera à reprendre ses activités au plus vite, tout en ayant intérêt à voir les restrictions demeurer pour les autres. Ainsi, elle peut espérer stimuler immédiatement ses affaires tout en bénéficiant de l’étouffement. Mais si tous les secteurs se relancent simultanément, la crise sanitaire va reprendre au détriment de l’ensemble des acteurs économiques. C’est une situation classique de dilemme du prisonnier.

En réalité, toute cette discussion confond le mal et le remède : l’humanité est confrontée depuis la nuit des temps à des épidémies. L’effondrement économique est la conséquence de la peur de la population face à la maladie, et non pas la conséquences des mesures sanitaires, comme l’expliquait la Prof. Samia Hurst en donnant une perspective historique[16]. Même dans des pays qui n’ont pris quasiment aucune mesure, comme la Suède, l’économie s’effondre. De surcroît, l’économie étant globalisée depuis des siècles, une contagion économique se superpose le plus souvent à la contamination virale.

Le seul moyen de réduire la durée de la récession consiste donc à étouffer suffisamment la maladie pour rendre très improbable une deuxième vague. On rétablit ainsi la confiance nécessaire au redémarrage de l’économie. Autrement dit, le remède sanitaire pose les bases de la guérison économique.

Une fois le socle sanitaire rétabli, il convient de prendre des mesures économiques pour ressortir les secteurs touchés au plus vite de la dépression. Dans le document de politique économique cité plus haut, nous avions principalement identifié deux secteurs : l’économie de proximité, allant des restaurants au boutiques en passant par le tourisme les loisirs et la culture, et les branches qui dépendent des investissements privés et  publics au niveau international[17]. Pour faire redémarrer ces deux secteurs, il convient d’assurer le pouvoir d’achat et de stimuler spécialement les investissements[18]. Ce dernier point est particulièrement important dans la mesures où la dimension internationale de la crise économique nous échappe largement.

Au final, la seule solution raisonnable est donc la coopération et la responsabilité pour stabiliser l’épidémie, puis la réduire à un minimum bien contrôlable. C’est d’ailleurs l’attitude préconisée par le Conseil fédéral.

[1] Celle rapportée au nombre de test reflétant surtout le dénominateur, à savoir le nombre de tests

[2] « Solidaires et déterminés contre la crise du COVID-19 », disponible sous  https://www.sp-ps.ch/sites/default/files/documents/solidaires_contre_la_crise_version_longue_f_def_gbo.pdf

[3] https://it.finance.yahoo.com/notizie/coronavirus-castiglione-d-adda-il-065252105.html

[4] https://www.hug-ge.ch/medias/communique-presse/seroprevalence-covid-19-premiere-estimation

 

[5] https://hal-pasteur.archives-ouvertes.fr/pasteur-02548181/document (haut de la page 4). L’étude corrige évidemment le biais induit par le fait que la population du paquebot était plus vielle que la population moyenne de la France.

[6] https://www.nytimes.com/2020/04/23/nyregion/coronavirus-antibodies-test-ny.html

[7] https://tvthek.orf.at/profile/Additional-Content/1670/Langfassung-Interview-mit-Virologe-Christian-Drosten/14049580 (minute 20)

[8] https://www.tagesanzeiger.ch/ansteckungsraten-flachten-bereits-vor-dem-lockdown-ab-809893127675

[9] https://www.vd.ch/toutes-les-actualites/hotline-et-informations-sur-le-coronavirus/point-de-situation-statistique-dans-le-canton-de-vaud/

[10] NZZ, 26.2.2020

[11] https://twitter.com/TorstenBeeck/status/1250512939980918793

[12] Selon l’étude genevoise, il y avait entre le 14 et le 17 avril dans ce canton 27’000 personnes immunisées. Vu la durée de formation des anticorps, ces personnes se sont infecté avant les 25 ou 26 mars. Une semaine plus tard, au moment où les dernières de ces personnes se sont faites tester, il y avait environ 3500 genevois testés positif. Ainsi, avec la stratégie de test adoptée en Suisse, on aurait en réalité environ 8 fois plus de personnes contaminées que de personnes testée positives (27000/3500). Cela signifie que lorsqu’on comptabilisait 1000 personnes testées positif, il y avait en réalité 8000 nouveaux contaminés, majoritairement sans symptômes ou avec de faibles symptômes. Pour arriver au chiffre de 3 millions de contaminés nécessaire à l’immunité de groupe dans une population devenue prudente, il faudrait donc  un pilotage fin et sans erreur sur 375 jours avec 8000 contaminés.

[13] Une première étude tente d’y voir plus clair en comparant des pays: www.medrxiv.org/content/10.1101/2020.04.16.20062141v1.full.pdf

 

[14] https://www.srf.ch/news/schweiz/neue-strategie-bag-empfiehlt-viel-mehr-corona-tests

[15] https://www.letemps.ch/economie/marches-peur-2e-vague

[16] https://www.rts.ch/play/tv/redirect/detail/11281461

[17] L’analyse de l’UBS «Corona-Krise – Auswirkungen auf Branchen und Regionen » arrive à des conclusions similaires (24.4.2020).

[18] Voir également : https://rogernordmann.ch/apres-les-mesures-durgence-la-relance-de-linvestissement-et-de-leconomie-de-proximite/