Colloque sortir la lumière du jour de l’ombre – EPFL -7.10.2021
Mesdames et Messieurs,
La lumière est un phénomène fascinant, qui joue un rôle clé dans toutes les sociétés, et ceci depuis… la nuit des temps. Homo sapiens a parfois adoré le soleil ou la lune.
Il a intégré la lumière dans ses mythes, ses fêtes, son imaginaire, ses activités artistiques et, bien sûr, sa vie au quotidien.
De la guerre du feu à la peur des éclipses, d’Apollon à Icare, du Roi soleil aux étoiles de la danse, la lumière est partout, dans presque toutes nos activités et dans une infinité de nos pensées.
Pour preuve, le langage fourmille d’expressions relatives à la lumière, ou à son absence.
- mettre en lumière
- au contraire : lorsque les ténèbres règnent
- l’époque des lumières, ou l’obscurantisme
- voir la lumière au bout du tunnel quand une solution semble apparaître ou éteindre la lumière avant de fermer la porte quand l’espoir de résoudre un problème s’évanouit
- l’aube ou le crépuscule, dans le sens propre ou figuré
- faire la lumière sur une question
- ou lorsqu’on l’on n’est pas capable : ne pas être une lumière
La liste peut sans difficulté être allongée. Il est probable que l’on puisse écrire un livre entier sur les utilisations et les sens de la lumière dans le langage humain.
Pour lancer la journée d’aujourd’hui, je vous propose cependant de partir d’une expression que je n’ai pas encore évoquée : « se faire une place au soleil », dans ses sens propre et figuré.
Pourquoi ai-je choisi spécifiquement cette expression « se faire une place au soleil » ?
Il y a plusieurs raisons cela :
Premièrement, cette expression postule que le plus grand avantage possible, c’est précisément de pouvoir profiter de suffisamment du soleil.
Deuxièmement, cette expression contient en sous-jacent l’idée d’une concurrence immanente entre les végétaux, les individus les civilisations pour obtenir une bonne place, un avantage. Et vous allez effectivement passer la journée à discuter sur la meilleure manière de bénéficier de l’avantage de la lumière du jour.
Troisièmement, l’expression fait la liaison entre le soleil et l’espace au sol nécessaire pour bénéficier de ses rayons. L’emplacement est absolument décisif, car il est déterminant pour l’éclairage, non seulement fonction de paramètres géographiques et astronomiques, mais aussi bien évidement météorologique. Autrement dit, sans surface, pas de bénéfice de la lumière solaire.
Il serait sûrement possible de faire une lecture complète de l’histoire humaine en fonction du besoin de se faire une place au soleil. Ce besoin est ainsi depuis la nuit des temps l’un des déterminant des migrations saisonnières ou définitives: on suit les troupeaux, qui suivent la végétation, laquelle dépend directement du soleil, et indirectement de celui-ci, pour ses besoins en eau.
Cette quête permanente d’optimisation de l’usage de la Lumière est aussi un des déterminants de l’amélioration progressives des techniques agricoles depuis le néolithique : on cherche à tirer le meilleur profit du sol. Par exemple en défrichant la forêt pour que la lumière arrive sur le sol et y fasse croitre les céréales ou les légumes.
Mais paradoxalement, c’est dans l’histoire récente que l’humanité a contracté la plus grande dette envers le soleil. Oui, dans l’histoire des 250 année, même si cela peut vous étonner.
La civilisation de laquelle nous vivons est en effet celle des énergies fossiles. C’est la mobilisation de quantités astronomiques d’énergies fossiles qui nous a permis d’arriver à un niveau de prospérité inégalée. La mobilisation du charbon, puis, dès la fin de la deuxième guerre mondiale, de quantités astronomiques de gaz naturel et pétrole, constitue les soubassements de notre civilisation, non seulement pour l’énergie, mais aussi pour la mobilisation d’autres matières comme les engrais minéraux ou les métaux. Nous savons tous que ce modèle de développement n’est pas durable en raison des émissions de CO2 et du réchauffement climatique induit. Mais là n’est pas encore le propos.
Si l’on y réfléchit, notre modèle actuel consiste à consommer en quelques décennies le fruit de millions d’années de lumière du soleil. En effet, c’est la croissance végétale au cours des millions d’années, autrement dit la photosynthèse rendue elle-même possible par la lumière, qui a permis l’accumulation dans la croûte terrestre des énergies fossiles que nous consommons actuellement avec gloutonnerie. Autrement dit, notre civilisation est celle de la lumière accumulée –
Ou, pour le dire autrement, les énergies fossiles sont un concentré de lumière du jour. C’est un peu la potion magique d’Astérix, si vous me permettez malgré tout de faire allusion une bande dessinée, mais contrairement à la boisson gauloise, son usage intensif est toxique.
En réalité, l’usage des énergies fossiles permet de contourner la nécessité de se faire une place au soleil, en supprimant provisoirement la contrainte du temps. Mais, comme avec tous les produits dopants, cette astuce ne peut être éternelle et finit par se payer cher : le stock s’épuise et le climat se réchauffe.
Pour le salut de l’humanité, il va donc falloir se remettre à gérer la question de la fameuse place au soleil sans recourir au transfert entre les époques. Car directement ou indirectement, nous ne pourrons pas consommer plus d’énergie que celle que la lumière du soleil apporte en temps réél.
Autrement dit, il nous faudra vivre du flux et non du stock. Et c’est un défi considérable, avec bientôt 8 mrd d’êtres humains sur la planète.
La chance, c’est qu’à l’échelle de la planète, le rayonnement solaire est absolument colossal et nous amène un flux d’énergie des milliers de fois supérieur à celui que nous consommons actuellement, toutes sources d’énergie confondues.
Mais le problème, c’est que la place où vivent et agissent les humains est limitée et qu’en plus, il n’est pas très facile de stocker ou de transporter les fruits lumières ou ses avantages.
N’en déplaise à certains idéologues néolibéraux ou libertariens, il ne sera pas possible de gérer une ressource finie – en l’occurrence la surface exposée au soleil – uniquement par le laisser-faire et la concurrence. Le résultat serait totalement suboptimal et très inégalitaire.
La société doit imaginer des règles. Le défi est d’autant plus coriace qu’avec l’impérieuse nécessité de sortir des énergies fossiles, il faudra également trouver la place pour récolter directement le rayonnement solaire sur la forme d’énergie. Car nous ne pouvons guère nous passer d’énergie, surtout avec la population humaine actuelle.
Quels sont concrètement les besoins humains par rapport à la ressource solaire – dans votre langage « la lumière du jour » ?
J’en ai identifié 8.
- L’agriculture, qui a besoin de sols de qualité, irrigués et bien exposés.
- Les espaces naturels, garants de biodiversité, doivent occuper une surface importante de la terre
- parmi ces derniers, les forêts, qui peuvent aussi être par ailleurs des ressources d’énergie et matière
- les espaces de plein air, publics et privés : rues, parcs, jardins, pour que les humains puissent satisfaire leurs besoins de lumière du jour.
- l’éclairage des bâtiments par la lumière du jour
- La récolte de chaleur renouvelable, qui est général être récolté à proximité du site où elle sera utilisée, car les possibilité de transport sont limitées.
- la production d’électricité, laquelle peut être transportée mais plus difficilement stockée
- la production d’hydrocarbures de synthèse ou d’hydrogène climatiquement neutre, à base d’électricité solaire éventuellement de biomasse, les deux nécessitant des surfaces.
Vous l’avez compris, ce sont des questions éminemment politiques. Ces question reflètent des valeurs et qui peuvent être discutées sur la place publique. N’a-t-on pas voté, il y a 10 jours en ville de Zürich, sur une « initiative pour l’ensoleillement », la « Besonnungsinitiative » ? Cette initiative un peu farfelue souhaitait protéger l’ensoleillement des rives du lac, ce qui était très unilatéral comme approche, mais qui a obtenu 42% de oui.
Le sujet est vaste, et il serait illusoire de résoudre toutes ces tensions au cours de la journée qui s’ouvre. Mais il me paraissait utile de poser le cadre général. Ne serait-ce pour éviter de se perdre dans le micro sans comprendre le macro.
Dans un colloque architectural intitulé « Sortir la lumière du jour de l’ombre », le champs d’analyse est tendanciellement restreint l’espace construit et l’architecture, car c’est là où nous avons besoin de lumière du jour pénètre à l’intérieur des bâtiments. Mais la question de la lumière du jour implique évidemment de tenir compte des autres besoins, à commencer par les aspirations humaines à disposer d’espace en plein air, et à la nécessité d’utiliser une partie de la surface des bâtiments pour récolter l’énergie.
Bien entendu, une des clés sera la multi-fonctionnalités des surfaces. Par exemple en utilisant les surfaces verticales borgnes pour faire de l’énergie, ou même combinant la récolte d’énergie, la biodiversité et les espaces de détente pour les êtres humains.
En zone agricole, certains pays pratiquent l’agro-voltaïque, c’est-à-dire la combinaison fructueuse de la culture des arbres fruitiers et des panneaux photovoltaïques partiellement transparents. Avec l’avantage de protéger les plantes contre l’excès de soleil. Peut-être inventerez-vous aujourd’hui l’urba-voltaïque ?
Dans cette pesée d’intérêt autour de la lumière, vous pourrez aussi vous interroger plus globalement sur la question de l’espace dévolu aux constructions, c’est-à-dire de l’aménagement du territoire. La question est particulièrement aiguë dans un petit pays densément peuplé comme la Suisse, car les autres besoins de lumière , comme ceux de l’agriculture et la biodiversité, sont aussi importants. Ce n’est d’ailleurs pas forcément jeu à somme nulle : une urbanité bien gérée est parfois plus riche biodiversité qu’une zone agricole mal exploitée.
Le hasard fait d’ailleurs que notre colloque se tient dans un bâtiment très intéressant sur le plan architectural, indubitablement un coup de génie. Dans le prospectus d’invitation au colloque, on y souligne qu’il comporte 14 puis de lumières, et qu’il est donc exemplaire sous cet angle. Cependant, comme souvent avec la génialité, il souffre d’une approche quelque peu unilatérale.
Le Learning Center couvre en effet une énorme surface en n’utilisant qu’un seul niveau, dans une zone où les besoins de locaux universitaires sont énormes et où il eut été envisageable de densifier verticalement. Son immense toiture constitue un vaste désert de béton qui ne bénéficie ni à la biodiversité, ni à la récolte d’énergie ni aux besoins d’accès de à la lumière du jour, comme aurait pu l’être un jardin
Dans l’idée d’une approche cherchant une optimisation Pareto, vous pourriez peut-être aujourd’hui partir de l’exemple du bâtiment où se tient le colloque pour imaginer des améliorations.
Et dans cette optique, je vous laisse débattre les questions suivantes:
1) Quelles sont dans votre champ d’investigation les priorités dans l’usage de la lumière ?
2) Quelle est la meilleure méthode pour assurer correctement et sans effet pervers cette hiérarchie ?
3) Quel est le socle de mesures incontournables sur lequel doit se baser cette stratégie ?
Je vous remercie de votre attention et je vous souhaite une fructueuse discussion.