Les exposés de ce matin nous ont permis de nous faire une idée plus précise de la nature de l’illettrisme. Il apparaît que l’illettrisme est un frein à l’intégration sur le marché du travail. Mais peut-on le réduire à cela ?
Comme fondateur et ancien président de la Fédération suisse de Lire & Ecrire, vous me permettrez d’élargir quelque peu la perspective.
Premièrement, ne pas maîtriser la langue écrite, ou du moins ne pas la maîtriser suffisamment, est une lacune dont les conséquences ne se limitent pas au marché du travail. C’est un obstacle pour défendre ses intérêts économiques au sens large, si l’on pense par exemple à la difficulté qu’il peut y avoir à obtenir le remboursement d’une facture de médecin auprès de son assurance-maladie. Mais c’est aussi un obstacle pour se maintenir en bonne santé, car cela exige de s’informer et nombre de ces informations ne sont disponibles que par écrit. C’est évidemment une difficulté majeure pour élever ses enfants, et pour milles autres choses de la vie quotidienne. Par exemple pour l’accès au web, au mail et aux SMS. (Encore que certaines personnes en situation d’illettrisme osent écrire des SMS mais pas des courriers papier. C’était le cas d’André Reithebuch, l’ancien Mister suisse, qui a entre-temps suivi des cours de perfectionnement. Autrement dit, l’illettrisme est un frein à l’intégration dans la société. Et c’est évidemment un frein à l’exercice de la citoyenneté. Pour s’en rendre compte, il suffit de se souvenir que lorsqu’on organise des élections dans des pays à taux élevé d’analphabétisme, on fait figurer sur les bulletins de vote les logos des partis ou les photos des candidats. Ou de se rappeler la difficulté qu’il y a à se faire une opinion avant une votation populaire même lorsqu’on est un habitué de l’accès à l’écrit. Enfin, et c’est peut-être là le plus grave, ne pas maîtriser l’écrit est un obstacle majeur à toute forme de formation. La maîtrise de la lecture et de l’écriture sont des prérequis pour la plupart des autres apprentissages, par exemple celui d’un métier ou celui de l’utilisation d’une nouvelle machine.
Deuxième élargissement, lire et écrire ne sont pas les seules compétences de base indispensables dans notre société. Il est difficile de mener une vie normale et de s’intégrer sans pouvoir comprendre un schéma, faire des calculs élémentaires, lire un plan de ville. Ou même sans savoir se comporter dans une situation formelle comme un entretien d’embauche. On pourrait d’ailleurs étendre encore un peu ces compétences de base en y incluant la maîtrise d’une méthode d’apprentissage ou de travail.
À ce stade, vous me permettrez une petite incise : les causes de l’illettrisme ou d’autres lacunes dans les compétences de base peuvent être très diverses – j’y reviendrai. Mais en aucun cas, on ne saurait affirmer que les personnes concernées manquent d’intelligence. Cet amalgame serait totalement erroné, et j’en veux pour preuve que les personnes qui ont des lacunes dans l’une ou l’autre compétence de base doivent souvent développer des stratégies assez subtiles pour contourner leurs lacunes tout en les masquant.
Troisième élargissement du propos, la question de l’illettrisme et des compétences de base ne saurait se considérer uniquement dans une perspective individuelle.
D’une part, parce que la nature et le niveau requis des compétences de base ne peut se déterminer sur une base uniquement individuelle. Il faut évidemment mettre en regard la nature de la société dans laquelle l’individu doit s’insérer. Comme l’expliquait ce matin Olivier Grand, les besoins ne sont pas les mêmes dans une société essentiellement agraire, dans une société industrielle ou encore une société de la connaissance. On peut d’ailleurs en faire la démonstration a contrario : il n’est pas sûr que l’habitant moyen de la Suisse de 2011 dispose des compétences de base nécessaires à s’insérer dans une société pratiquant l’agriculture de subsistance.
D’autre part, parce que l’individu n’est pas seul responsable du niveau de compétences de base qu’il a atteint, et loin s’en faut. Une seule illustration à ce propos : l’enfant qui accumule des lacunes en raison d’un système scolaire déficient ne saurait être tenu pour responsable. Il existe donc clairement une dimension collective, et pour être plus direct, une responsabilité collective dans les causes et les remèdes du problème.
Il faut donc une action concertée, large et ambitieuse – autrement dit une stratégie nationale – pour réduire le problème de l’illettrisme. Il en va de la dignité des personnes directement concernées, mais aussi finalement de la dignité de la société dans son ensemble. On ne peut pas accepter les bras croisés qu’une partie substantielle de la population soit privée des instruments culturels essentiels à son intégration dans la société. C’est une discrimination insupportable.
Pour avoir la moindre chance de réduire le problème de l’illettrisme, il s’agit tout d’abord d’en comprendre l’ampleur, d’en cerner la diversité des causes et de bien comprendre et reconnaître le tabou qui l’entoure. Cela fait, il sera alors possible d’esquisser une véritable stratégie nationale de réduction de l’illettrisme.
L’ampleur tout d’abord. Selon les différentes études menées, il y a entre 600 000 et 800 000 personnes adultes en situation d’illettrisme. Que l’on soit bien clair ici, il ne s’agit pas du stock des personnes qui échouent à la dictée de Bernard Pivot, mais bien de gens qui n’arrivent pas à décrypter des instructions élémentaires sur un emballage de médicament ou qui n’arrivent pas à remplir le formulaire d’inscription des enfants à l’école en début d’année scolaire. La moitié d’entre elles ont fait leur scolarité en Suisse. Enfin, selon les études Pisa il y a en moyenne chaque année 7000 jeunes qui sortent de l’école obligatoire avec de graves lacunes de lecture ou d’écriture.
La diversité des causes ensuite. Les difficultés d’apprentissage initial de l’écrit peuvent dans un nombre restreint de cas avoir des causes de type somatique. C’est le cas notamment pour certaines formes de dyslexie. Les progrès dans la connaissance du cerveau nous montrent cependant que l’incroyable plasticité de cet organe permet la plupart du temps de surmonter ces difficultés moyennant un entraînement adéquat.
Le plus souvent cependant, les problèmes sont ailleurs :
l’enfant manque de motivation, par exemple parce que l’écrit n’est pas du tout en usage à la maison et qu’il ne comprend pas la force culturelle de l’écrit.
L’enfant passe entre les gouttes et développe des stratégies de contournement ou se focalise sur d’autres compétences (c’est le cas d’André Reithebuch, qui explique qu’il s’efforçait de faire des bonnes notes en maths et en dessin pour qu’on lui pardonne ses mauvaises notes en allemand)
La méthode d’enseignement est inadéquate pour ce type d’enfants, etc. etc.
Le problème n’est pas traité à temps et on ne le détecte qu’en fin de scolarité obligatoire au moment où la question d’une insertion professionnelle se pose.
Dans de nombreux cas, les personnes maîtrisaient suffisamment l’écrit à la sortie de l’école, mais l’ont largement désappris ensuite. Soit parce qu’ils exerçaient une activité professionnelle qui ne nécessite quasiment pas la maîtrise de l’écrit (il en existe encore, mais de moins en moins). Soit parce qu’elles n’exercent pas d’activité lucrative et ne se confrontent jamais à l’écrit. Le cas de figure typique, c’est un couple où l’un des deux s’occupe de l’écrit et l’autre gère les aspects pratiques en s’informant uniquement à travers la radio et la télé.
On distingue donc immédiatement deux champs d’action bien différents : l’amélioration de l’optimisation de l’apprentissage scolaire d’une part. Et d’autre part le rattrapage en matière de compétences de base pour les adultes, catégorie dans laquelle j’inclus évidemment les jeunes adultes sortant de l’école.
Le tabou qui entoure l’illettrisme enfin. La question de l’illettrisme est l’objet d’un véritable tabou et d’une très large ignorance par les responsables politiques et la population. Comme le montre très bien le film TERACE, que je vous recommande chaleureusement, les personnes en situation d’illettrisme se gênent d’admettre leurs problèmes et encore plus de traiter leurs difficultés. Les obstacles subjectifs sont énormes avant de prendre l’initiative d’en parler puis d’empoigner le problème. Ces personnes ont la plupart du temps besoin du soutien d’un intermédiaire qui les aide à faire le cheminement vers une offre de formation. Ce tabou s’explique aisément, tant l’écrit a pris un rôle central dans notre société. La plupart des gens qui utilisent l’écrit au quotidien n’arrivent pas à s’imaginer que quelqu’un puisse ne pas maîtriser ce moyen de communication. Les personnes concernées le sentent, d’où ce sentiment de honte. Mais c’est aussi ce caractère quasiment inimaginable des lacunes de lecture et d’écriture qui fait que la société ignore purement et simplement ce problème. Sans surprise, l’ignorance du problème et le tabou qui l’entoure se renforcent mutuellement : le fait de ne pas en parler suscite la honte et la honte suscite le fait de ne pas en parler.
Au passage, vous me permettrez de préférer l’expression réduction de l’illettrisme plutôt que le vocabulaire guerrier de la lutte ou du combat contre l’illettrisme, car le dérapage sémantique du « combat contre l’illettrisme » vers le « combat contre les illettrés » doit absolument être évité, la stigmatisation renforçant le tabou.
Le tabou et le secret qui entourent l’illettrisme sont probablement les deux obstacles majeurs sur le chemin d’un traitement rationnel de ces difficultés. Dans toute stratégie de réduction de l’illettrisme, il est indispensable de traiter ces deux aspects dès le début de l’action. C’est la raison pour laquelle la Fédération suisse Lire & Ecrire ainsi que ses associations membres ne se contentent pas de donner des formations, mais agissent aussi sur le plan de l’information de l’opinion publique. Et avec ma casquette de président de l’ARTIAS, j’espère évidemment que le colloque d’aujourd’hui y contribue.
Face à l’ampleur du problème, l’action associative, même soutenue quelque peu par les collectivités publiques, ne suffit pas. Il faut une véritable politique publique de réduction de l’illettrisme, et cette politique publique devra logiquement inclure quatre volets :
- l’information et la sensibilisation du grand public
- l’information et la sensibilisation de tous les intermédiaires qui sont d’une manière ou d’une autre en contact régulier avec des personnes en situation d’illettrisme
3. la mise sur pied d’une offre de formation de rattrapage pour les adultes. Cette offre devra correspondre en termes d’horaires, d’organisation et de pédagogie aux besoins de publics en difficulté. Elle devra englober l’ensemble des compétences de base et fonctionner dans une logique relativement individualisée : les adultes qui suivent un cours veulent bien combler leurs lacunes spécifiques, mais ils ne veulent pas avoir à entendre une nouvelle fois ce qu’ils savent déjà ou avoir le sentiment de se retrouver à l’école, dont ils ont souvent un souvenir mitigé
4. last but not least, le renforcement des efforts en milieu scolaire pour détecter le plus rapidement possible les enfants en difficulté et leur donner un appui ciblé qui leur permette de sortir de l’école en sachant lire et écrire, mais aussi en maîtrisant les autres compétences de base.
Mesdames et Messieurs, je vous demande un instant d’oublier que nous sommes en Suisse et de faire preuve d’un peu d’ambition, comme le fait par exemple le gouvernement régional en Écosse. Mettre une telle politique publique en place coûterait assurément quelques dizaines de millions de francs à l’échelle nationale par année. On pourrait par exemple fixer ce budget à 1 % du budget agricole, ce qui libérerait 40 millions. Ou mettre de côté l’argent destiné aux nouveaux avions de combat, ce qui permettrait de financer un siècle d’une telle politique de réduction de l’illettrisme.
Et maintenant, comme nous sommes en Suisse, et que la mesure de toute chose est l’argent, vous me permettrez de vous rappeler que le coût économique de l’illettrisme est supérieur à 1 milliard de francs par année, selon une étude de 2005. Investir quelques dizaines de millions par année pendant 10 ou 15 ans pour réduire l’illettrisme serait donc un investissement rentable. Cela s’explique aisément : une personne de bonne volonté qui a retrouvé ses compétences de base a beaucoup plus de chances de s’intégrer sur le marché du travail. Au lieu de devoir être soutenue, cette personne paie des cotisations sociales et des impôts.
Comme il faut un peu d’espoir et que la politique fonctionne de manière incrémentale, on peut se réjouir que la Confédération ait enfin présenté un avant-projet de loi sur la formation continue, et que ce projet de loi comporte un chapitre consacré aux compétences de base. C’est à l’évidence un premier pas susceptible d’être d’ailleurs amélioré lors du passage au parlement si vous participez à la consultation. Ma collègue Josiane Aubert, membre de la Commission science éducation et culture du Conseil national, va maintenant vous présenter les enjeux – et malheureusement aussi les nombreuses insuffisances – de cet avant-projet de loi dont le champ d’application dépasse d’ailleurs les compétences de base