Incendiaires ou bâtisseurs européens : la Suisse doit choisir  

(Lien vers la traduction en allemand)

La contestation du projet européen se manifeste à la fois à l’intérieur et de l’extérieur. En interne, elle est le fait des nationalistes comme Salvini, Orban ou Le Pen. En externe, ce sont les Trump, Poutine et autre Erdogan qui mènent le bal. Le dénigrement devient systématique et tout y passe : le principe même d’une construction commune, sa multiculturalité et l’Union comme institution. Le risque d’une implosion est à prendre au sérieux. Pour l’éviter, il convient d’analyser ces critiques, tout en affirmant, en tant que socialiste et Suisse, que l’Union doit être renforcée. Dans le contexte mondial actuel, de plus en plus dangereux, la Suisse doit surmonter son aversion viscérale de l’UE.

La contestation nationaliste de l’intérieur.

La critique intérieure reproche à l’Union de brimer les nations européennes. Selon la phraséologie nationaliste, elle empêcherait le retour d’un paradis perdu, supposé avoir existé dans un passé récent. Sans craindre les contradictions, les nationalistes somment cette UE qu’ils détestent de résoudre les problèmes les plus difficiles, comme la faiblesse économique du sud de l’Europe, les déséquilibres de l’euro ou la question migratoire. Bloquant eux-mêmes sans vergogne la recherche de solutions, ils fustigent ensuite l’Union européenne, accusée d’impuissance. À côté de la xénophobie, ces stratégies destructrices constituent un de leurs carburants électoraux préférés.

Les nationalistes rétrogrades et les populistes d’extrême droite disposent d’une force de plus en plus inquiétante. Ils dominent désormais de nombreux pays, comme l’Italie, l’Autriche, la Pologne, la Hongrie, par exemple. Dans bien d’autres pays, ces europhobes contaminent peu à peu les partis classiques. On le voit en Allemagne avec la course poursuite entre la CSU et l’AfD. On connaît bien ce phénomène en Suisse, avec l’alignement progressif d’une bonne partie de la droite sur l’UDC.

L’attaque populiste de lextérieur

Les attaques extérieures obéissent en apparence à une logique différente : Trump et consorts reprochent principalement à l’Union européenne de chercher à résoudre collectivement les problèmes de notre temps, comme le réchauffement climatique, le sous-développement des pays pauvres ou encore les foyers de guerre. Simultanément, ils attaquent les valeurs européennes, notamment la protection des Droits fondamentaux et la défense d’une démocratie exigeante. Bref, les finalités de l’Europe manqueraient de testostérone et celle-ci aurait tort de chercher à imposer des règles pourtant indispensables dans un monde globalisé depuis des décennies. La critique externe reflète fondamentalement l’idée que l’avenir est au « chacun pour soi », dans un monde où doit triompher la loi du plus fort.

La toxicité de Trump et de ses acolytes sur l’architecture mondiale en matière de sécurité, de coopération et d’économie n’est plus à démontrer. Gravissime, la sortie des USA de l’accord sur le climat n’était qu’un avant-goût de ce qui nous attend. Systématique, la contestation du multilatéralisme risque de produire des effets calamiteux au plan politique, mais aussi économique et social.

En réalité, ces deux types d’attaques, intérieure et extérieure, relèvent de la même vision du monde : nationalisme, isolationnisme, protectionnisme, prédominance de la force, égoïsme, sexisme, racisme, c’est-à-dire une attitude exactement inverse à celle développée par l’Europe depuis le Traité de Rome de 1957. D’ailleurs, à l’intérieur de leur pays, les autocrates à la Trump mènent la même politique que les nationalistes européens.

L’implosion est possible

L’histoire nous enseigne que le pire est toujours possible. Le danger est que ces attaques, intérieure et extérieure, se conjuguent et finissent par provoquer une implosion de l’Union européenne. Le déclencheur pourrait être une série de déconstructions frontales, telle une épidémie de ruptures du type Brexit. Ou alors une crise matérielle. On pense par exemple à un blocage institutionnel, à une déroute monétaire ou à une impasse budgétaire que les États membres et les institutions européennes n’auraient plus la force ou la volonté de surmonter. Les limites juridiques et pratiques des institutions européennes ne sont guère rassurantes à cet égard.

Avant d’analyser les conséquences d’une éventuelle implosion, il convient d’examiner brièvement une troisième sorte de critique, celle d’extrême gauche. Celle-ci ne prétend contester que le contenu de la politique européenne, mais pas le principe même de l’intégration. Elle estime que les orientations de l’Union européenne sont trop libérales : par exemple en matière de service public ou de budget. Cette vision oublie que les choix de l’Union reflètent ceux des États qui la composent. Et surtout, cette critique – bien que théoriquement constructive et parfois tout à fait fondée – pourrait accélérer le processus de délitement en entrant en résonnance avec les attaques évoquées ci-dessus. Le risque est d’autant plus grand que les convergences tactiques entre une partie de l’extrême gauche souverainiste et l’extrême droite nationaliste sont bien réelles.

Un naufrage et beaucoup de perdants

Si l’Union européenne devait sombrer, et avec elle la monnaie unique, les accords de Schengen, ceux de Dublin et de nombreuses autres coopérations, il est permis de douter que notre continent, Suisse comprise, se porterait mieux. La grande époque des rivalités nationalistes n’a pas laissé un souvenir extraordinaire en Europe. Et un éventuel retour à l’architecture héritée du XIXe siècle n’est pas fait pour rassurer. Par contre, il est certain que, grâce à l’intégration européenne, notre continent a vécu une période de paix et de prospérité sans précédent. Mais surtout, il est évident que, laissés à eux-mêmes et isolés, les États européens ne parviendraient pas à gérer les défis globaux de notre époque, comme le réchauffement climatique, l’évasion fiscale, la question migratoire ou la sécurité.

Contrairement aux fantasmes des nationalistes et d’une certaine extrême gauche, la dissolution de l’UE et de l’Euro ne conduirait pas au retour des Trente glorieuses, pour de multiples raisons. Premièrement, la croissance inouïe de cette époque a d’abord résulté de l’impérieuse nécessité de reconstruire au plus vite un monde ruiné par la guerre. Deuxièmement, l’économie se heurte aujourd’hui à l’épuisement des ressources naturelles. La fuite en avant vers une croissance illimitée est un modèle désormais physiquement impossible. Raison pour laquelle une répartition plus équitable des ressources à l’intérieur des pays et entre les pays est devenue nécessaire. Troisièmement, la dissolution des structures européennes ne fermerait pas les frontières, mais laisserait les États européens ballottés sur les eaux sauvages d’une économie globalisée. Avec une compétition féroce au moins-disant social et fiscal. En clair, peu ou prou le monde selon Donald Trump.

Dans le domaine de la migration, la disparition des accords de Dublin ne résoudrait aucun problème. Elle en créerait au contraire de nouveaux, par exemple le fait que les demandeurs d’asile déposeraient successivement une requête dans plusieurs pays. Ce qui ne leur offrirait ni perspective de vie digne en Europe ni perspective de retour.

Enfin, en matière de sécurité publique et de justice, la dissolution de Schengen et le retour à l’époque bureaucratique d’Interpol transformeraient le continent européen en paradis de la criminalité organisée. Le rétablissement d’une surveillance hermétique des dizaines de milliers de kilomètres de frontière entre les états européens par des douaniers est totalement irréaliste à l’heure de WhatsApp, Google Maps ou d’Uber. Sans parler du fait que l’abolition de la libre circulation des personnes et de Schengen constituerait une incroyable restriction de leur liberté de mouvements pour cinq cents millions d’Européen-ne-s.

Après l’implosion, les nationalistes aux commandes

Par ailleurs, ne l’oublions pas, une hypothétique implosion de l’Union européenne serait accompagnée d’une domination des nationalistes, fermement assis aux commandes de nombreux pays. Autrement dit, la question d’une éventuelle disparition de la construction européenne n’oblige pas seulement à se demander quelles coopérations seraient perdues, mais par quoi elles seraient remplacées. Bref, que deviendrait le continent en mains de nationalistes exerçant leur art sans contrainte ?

L’impuissance et la gesticulation du nouveau gouvernement italien donnent un avant-goût d’une telle perspective. À l’évidence, la plupart des promesses faites aux électeurs ne seront pas tenues, car celles-ci sont en contradiction totale les unes par rapport aux autres. Les nationalistes sont impuissants à résoudre le moindre problème. Lorsqu’ils arrivent au pouvoir, ou parviennent à imposer leurs propositions en votation s’agissant de la Suisse, ils n’ont qu’un objectif : se défausser de leurs responsabilités et chercher des boucs émissaires pour expliquer les complications dues à leur succès.

Le chaos déclenché par le Brexit ou, en Suisse par l’initiative UDC « contre l’immigration de masse », montre combien ces partis ne sont pas intéressés aux solutions. La récente fuite de Boris Johnson est aussi emblématique d’une telle attitude.

Si certains gouvernements populistes antieuropéens, comme en Pologne et Hongrie, surfent sur une vague de succès économique, ils le doivent paradoxalement à la dynamique que l’appartenance à l’Union européenne leur procure. On mesure à ce constat l’hypocrisie de leurs critiques contre l’intégration.

Bien entendu, ces gouvernants populistes n’utilisent pas leur marge de manœuvre interne pour résoudre les problèmes concrets auxquels est confrontée la population, notamment sur le plan social. Au contraire, ils enclenchent la machinerie classique de l’extrême droite pour se maintenir au pouvoir : stigmatisation des minorités, mise au pas des opposants politiques, attaque des institutions judiciaires, invention d’ennemis extérieurs, dénigrement des médias, etc.

Au passage, on notera que les nationalistes démontrent à leur insu qu’un État de taille moyenne agissant isolément n’a quasiment aucune emprise sur les problèmes globaux, par exemple la sécurité, les migrations ou le climat.

L’espoir d’un renforcement de l’Union européenne

Au vu de ces constats, il faudrait être fou pour se réjouir d’une éventuelle implosion de l’UE. Face aux forces destructrices, mon espoir, comme socialiste et comme Suisse, est que l’on parvienne à renforcer l’Union européenne, sa capacité décisionnelle et sa légitimation démocratique. Trois récents exemples montrent que lorsqu’elle dispose des prérogatives nécessaires et qu’il se trouve une majorité politique pour les utiliser à bon escient, l’Union produit d’excellents résultats : au cours des derniers mois, elle a décidé les renforcements significatifs de la protection des données, de la protection des travailleurs détachés et de la politique climatique. Il est intéressant de constater que ces trois dossiers de première importance ont progressé largement sous l’impulsion du Parlement européen. Celui-ci est désormais souvent le dépositaire de l’intérêt général, un rôle qui était pourtant théoriquement dévolu à la Commission.

Fondamentalement, les institutions européennes sont encore trop faibles par rapport aux responsabilités objectives qu’elles doivent assumer, notamment au plan économique et monétaire ou de la politique extérieure. Il est urgent de les renforcer, en particulier pour la gouvernance économique : presque tous les spécialistes, y compris d’ailleurs les architectes de la zone euro, s’accordent pour dire qu’une monnaie dépourvue de budget central, de capacités d’endettement et de stabilisateurs macro-économiques (assurance-chômage) ne peut fonctionner de manière adéquate. C’est l’un des grands mérites du président Macron que d’avoir remis cette question à l’agenda. Pour l’instant, c’est la Banque centrale européenne qui a compensé ces carences, mais il ne s’agit d’une solution ni durable ni démocratiquement satisfaisante.

À l’évidence, sans la coopération constructive des États membres, il sera impossible de résoudre les grands défis de notre temps. Mais sans un cadre européen solide – qui ne peut-être qu’une UE renforcée – bien des efforts seront vains. Si les Européen-ne-s veulent avoir une emprise sur le cours du monde, du climat à la lutte contre la pauvreté en passant par la maîtrise de la digitalisation, un échelon européen fort est indispensable.

L’UE pourrait être leader pour le développement de l’Afrique

L’immigration obsède certains pans de l’opinion publique, ce qui n’est guère surprenant. Par nature, l’être humain craint souvent ce qu’il ne connaît pas. À tort, la similitude rassure, alors que la différence inquiète. La crainte des « invasions barbares » est un fantasme récurrent des sociétés qui croient protéger leur culture et leur prospérité par le refus de l’extérieur. C’est précisément sur ces émotions anxiogènes que s’appuient les nationalistes pour conquérir le pouvoir.

Or, le phénomène et ses causes existent en réalité depuis la nuit des temps. Les migrants fuient des conditions de vie inacceptables en termes économiques ou de sécurité. La globalisation de l’information et le développement des moyens de transport renforcent naturellement les mouvements de population sur la planète. Même si objectivement une certaine immigration couplée à une intégration réussie serait de nature à consolider les équilibres économiques et sociaux en Europe, force est de constater que la majorité de la population se focalise sur des émotions négatives.

En réalité, la seule réponse intelligente au défi migratoire consiste à soutenir l’Afrique dans son développement économique et social, tout en stabilisant les foyers de conflits. Cela pourrait devenir l’une des missions historiques de l’Union européenne. Elle seule offre la taille critique pour relever ce défi. En outre, elle a l’avantage de ne pas souffrir, en tant qu’institution, d’un passé colonial. Enfin les expériences mitigées des États africains avec le néo-colonialisme chinois actuel ouvrent une fenêtre d’opportunité.

Et la Suisse?

Quel rôle pour la Suisse dans ce contexte périlleux ? Fondamentalement, la Suisse a vocation à participer au projet européen. Ses valeurs sont les nôtres et les attaques externes contre l’Union le démontrent à qui en douterait encore. Dans cette optique, l’adhésion ne doit pas être « tabouisée », même si l’émergence d’une majorité soutenant cet objectif n’est pas une perspective de court terme. Il reste que seule une présence de la Suisse dans les instances européennes en tant que membre de plein droit est de nature à permettre une défense efficace et digne de ses intérêts.

Mais surtout, il serait temps que la Suisse officielle surmonte sa critique viscérale de l’existence même de l’Union européenne. Ce dénigrement permanent empoisonne nos relations avec l’Union et ses États membres. Cette attitude négative remonte à la création de l’Association européenne de libre-échange (AELE), conçue en 1960 pour contrecarrer la communauté européenne naissante. Une stratégie adoptée sous l’impulsion du Royaume-Uni, avant que ce celui-ci ne change de camp en adhérant à l’UE pour une quarantaine d’années. Je vois beaucoup d’indignité dans l’hypocrisie consistant à profiter au maximum de l’Union européenne tout en espérant – un peu et en secret – son échec. Si la Suisse sortait de sa logique consistant toujours à vouloir dribbler les Européens, elle pourrait regagner leur confiance et obtenir des accords plus favorables sur des points centraux, parmi lesquels le maintien de son autonomie en matière de mesures d’accompagnement.

Aujourd’hui, je me demande bien ce qui empêche le Conseil fédéral de dire clairement qu’il se réjouit de l’existence de l’Union européenne et qu’il appelle de ses vœux son renforcement ! La communauté de valeurs et d’intérêts entre la Suisse et l’Europe est évidente. Dans la situation européenne et mondiale actuelle, qui ressemble à un alignement de barils de poudre, il faut choisir son camp : les incendiaires ou les bâtisseurs !

La Suisse doit consolider ses rapports avec l’Union européenne, d’une part dans son propre intérêt, qui est d’éviter à tout prix de glisser dans une marginalisation de type Brexit. D’autre part, pour marquer son soutien aux efforts européens de coopérations intelligentes sur notre continent.

In fine, la Suisse poursuit globalement les mêmes objectifs que l’Union européenne, avec les mêmes visions humanistes de la société. Autrement dit, elle a un intérêt fondamental au succès de cette dernière et de ses politiques. L’avènement de Donald Trump a totalement détruit le fantasme consistant à remplacer notre ancrage européen par un tissu d’accords commerciaux avec le monde entier. C’est la douloureuse expérience faite par les « Brexiters ». Il est prévisible qu’ils en feront bientôt une seconde : la confrontation permanente avec ses voisins et partenaires est une stratégie suicidaire. Dans ce sens, il n’y a pas d’alternative fructueuse au renforcement courageux de la construction et de la coopération européenne.